Entretien avec Marc Lievremont par L'Equipe
«Vous êtes entraîneur du XV de France depuis presque un an. Avec un peu de recul, comment jugez-vous la fonction ? Avez-vous été surpris par certaines choses ?
Tout s'est fait très rapidement, donc je ne m'étais pas vraiment projeté dans ce poste et tout ce qu'il implique. Après, il y a eu une période entre ma nomination et le Tournoi où on a eu deux mois et demi pour mettre en place une stratégie et avancer avec Didier (Retière) et Emile (Ntamack).
Quels sentiments vous laissent cette première saison de patron des Bleus ?
Je ne suis ni surpris ni déçu. Je suis content de ma première saison. On peut faire un bilan sur le plan comptable : en termes de résultats, c'est vrai que pour l'instant on est déçu, et on sait bien que par rapport aux exigences du haut niveau et au statut de l'équipe de France, on doit redorer le blason. Mais sur le fonctionnement ou sur les choix, je n'ai pas de regrets. Ce qui est compliqué, ce sont ces périodes de compétition extrêmement intenses, et puis après des moments de décompression voire de déprime entre deux périodes de match, surtout quand on sort d'un mauvais résultat.
Le contexte actuel du rugby français est particulier, puisque ni la Ligue ni la Fédération n'a un organigramme clair, en attendant les élections. Est-ce compliqué pour vous d'avancer sans savoir qui dirige ?
Quand on se place sur le plan politique, de la communication, c'est là qu'il y a le plus de frustration. On est dans l'expectative, surtout qu'en ce moment tout est gelé en terme de négociations en attendant les élections. Je me suis suffisamment exprimé là-dessus, je ne le regrette pas, même si ça ne fait pas forcément avancer les choses dans le sens que je veux. On attend. Il y a un président quand même à la fédération (Pierre Camou), mais il n'a pas formé son équipe, à la Ligue tout est gelé (en attendant l'élection du successeur de Serge Blanco). Donc tout ça joue certainement sur l'équipe de France, même si c'est difficilement quantifiable.
Le XV de France ne joue qu'une quinzaine de rencontres par an. Comment vivez-vous cette organisation ?
Le terrain me manque. Le rapport direct avec les joueurs, la construction au quotidien, à court terme d'un projet. Par rapport à ce que j'avais vécu en tant qu'entraîneur à Dax, c'est vrai que tout ça me manque mais on peut difficilement regretter quoi que ce soit quand on est au poste auquel je suis.
Après une première année de mise en place, quels sont maintenant les grands dossiers que vous voulez travailler en priorité ?
On mène tout de front depuis le début, on a une ligne de conduite et on s'y tient. Il y avait plusieurs objectifs inscrits dans le projet sportif fédéral qu'on a présenté rapidement. Bernard Lapasset nous avait demandé de nous rapprocher de la DTN, des clubs, d'être consensuels, d'avancer dans l'intérêt supérieur du rugby français. On garde cette trame et ce fil rouge. Après, on construit notre rugby. On a été un peu obligés de reconstruire, de repartir sur de nouvelles bases, d'ouvrir l'équipe de France à tous, de prospecter pour faire le bilan des forces vives. On est dans la construction de notre identité rugbystique. C'est un peu la deuxième phase : préparer un groupe pour les années à venir.
Vous avez regretté récemment un manque de synergie entre l'équipe de France et les clubs, et ces propos ont fait beaucoup parler.
Je l'ai dit, et je le regrette un peu parce qu'on me tombe dessus sans arrêt. Il n'y a pas de solution miracle de toute façon. Au-delà de ça, il faut régler ce problème de calendrier, c'est injouable. Tant qu'il n'y aura pas cette prise de conscience collective sur le calendrier, tant qu'il n'y aura pas de synergie autour de ce problème, il y aura toujours des tiraillements, des polémiques, de la rancune ou de la frustration d'un côté comme de l'autre. Tout le monde doit faire des concessions. Nous, on est allés dans ce sens-là, on a supprimé les tests physiques, donc en terme de fonctionnement on en fait encore moins que sous l'ère Laporte, qui lui pouvait convoquer les joueurs de temps en temps. On pourrait faire monter les joueurs un lundi, mais s'ils ont joué le samedi, faire deux entraînements alors qu'ils sont fatigués ça ne sert à rien. C'est une contrainte de plus.
Quelles pourraient être les solutions pour régler le problème ? Passer à douze clubs ?
Ce n'est pas à moi de dire qu'il faut passer à 12, parce que ce n'est pas non plus une évidence. Et puis la fédération veut implanter le rugby dans d'autres régions, et ce n'est pas en réduisant l'élite qu'on va y arriver.
Le calendrier surchargé, c'est la gangrène du rugby français depuis des années. Pourquoi n'a-t-on jamais trouvé de solutions convenables ?
Le problème du calendrier n'est pas nouveau en effet, mais ce qui est nouveau, ce sont les exigences du rugby moderne, qui sont de plus en plus conséquentes. Ce qui est nouveau, c'est que tous nos adversaires directs ont eux avancé et trouvé des solutions, notamment en termes d'organisation, comme dans le Sud où le rugby est tout acquis à la cause nationale. Même chose pour les Celtes. Et les Anglais, qui sont ceux qui nous ressemblent le plus en termes de fonctionnement, ont eux aussi pris des mesures, avec des accords entre la ligue et la fédération.
Mais comment trouver un arrangement entre les intérêts divergents des clubs et de l'équipe de France ?
On est animés depuis le début par un objectif de construction, même si ce n'est pas toujours facile. On essaie de se mettre à la place de tous. Dans la relation avec les clubs par exemple, je suis bien placé pour savoir que ce n'est pas facile. J'ai une culture club et donc j'essaie d'avoir de l'empathie pour tous, de comprendre le fonctionnement de chacun. Je sais bien que l'équipe de France est une contrainte pour beaucoup et je le regrette.
Au final, n'est-il pas difficile de supporter ce paradoxe : vous êtes le patron des Bleus mais vous n'avez pas tous les moyens que vous souhaitez ?
Il y a un fond de frustration, c'est vrai, mais qu'il faut occulter parce qu'on a quand même la chance d'avoir un bon fonctionnement. Ce que j'apprécie le plus, et ce n'est pas négligeable, c'est la liberté qui m'a été donnée dès le début de ma prise de fonction. Bernard Lapasset s'était engagé à ce que j'ai les pleins pouvoirs et il me défendait, Pierre Camou fait la même chose. En termes de choix du staff, du fonctionnement au quotidien, je gère tout comme je le souhaite. J'ai dit au départ que je voulais me mettre à la disposition de l'ensemble du rugby français, mais je reste dans une situation confortable. Pour le choix des joueurs, on a un comité de sélection réduit qui se réunit régulièrement, même au-delà des matches, et c'est aussi très positif. Tout fonctionne en harmonie.
En termes de jeu, les nouvelles règles changent-elle quelque chose dans votre approche ?
Non, on s'adapte. On connaissait la donne, on savait que ces règles expérimentales allaient exister à court terme, donc on a travaillé les attitudes au contact, le fait de jouer debout. Sur le fond, ça ne change rien, on y était préparé. Mais c'est vrai que ces nouvelles règles, paradoxalement, redonnent la prime au jeu au pied, encore plus qu'avant, donc on travaille aussi là-dessus, c'est pour cela que Gonzalo Quesada travaille avec nous et va voir les joueurs.
Les joueurs et les entraîneurs du Top 14 se sont souvent plaint de différences d'interprétation selon les arbitres. Craignez-vous des problèmes lors des tests de novembre ?On travaille avec des arbitres. On l'a toujours fait et on va continuer à le faire. Il y a toujours un arbitre qui vient nous voir lors des rassemblements pour nous donner des infos sur le prochain arbitre, sur les règles. Les clubs se sont plaints parce qu'ils n'ont pas eu beaucoup de temps pour s'adapter. Et puis c'est vrai qu'il y a un problème de qualité des arbitres, je crois qu'il y a un problème de formation des arbitres en France.
Vous avez eu du mal à mettre en place le jeu ambitieux que vous prônez. Avez-vous douté de votre projet ?
L'an dernier, on n'avait pas les armes pour jouer le rugby qui gagne, à savoir l'occupation, la conquête, la défense, on n'a pas eu le temps de mettre en place tout ça, on était en phase de construction, avec des joueurs qui manquaient d'expérience aux postes clés. On avance.
Les matches internationaux font la part belle aux défenses et au jeu au pied. Y a-t-il encore de la place pour le mouvement et les initatives ?
Le jeu au pied est important, mais je reste persuadé que les équipes qui se donnent les moyens de jouer arrivent à le faire. Toulouse arrive à le faire. Les règles sont faites pour donner l'avantage aux équipes qui prennent des initiatives, qui savent s'adapter à toutes les situations. Elles obligent certains entraîneurs à sortir des game plan, d'un rugby stéréotypé pour changer leur fusil d'épaule. Elles favorisent le rugby de mouvement, sans exclure le combat, même si on peut regretter la quasi disparition du maul.»